Camille Desenclos est maître de conférences à l’université de Haute-Alsace, chercheur au CRESAT, chercheur associé au Centre Jean-Mabillon (EA3624) et chercheur invité à la Bibliothèque nationale de France / Bourse Mark Pigott (2015-2016).

Expression la plus emblématique du secret de la diplomatie, le chiffrement fascine tout autant qu’il interroge le chercheur confronté à des dépêches dont le sens lui échappe mais dont il perçoit toute l’importance : sous ces signes cryptiques se cachent des informations essentielles à la compréhension d’intérêts politiques ou diplomatiques. Avant la mise en place d’outils sophistiqués comme Enigma et a fortiori de programmes informatiques, la cryptographie demeure une œuvre de l’esprit, exécutée manuellement, malgré une complexité croissante des processus avec la construction progressive de la cryptographie comme véritable science, sous l’impulsion des mathématiciens et autres logiciens. Bien que la pratique cryptographique naisse dès l’Antiquité, son essor ne s’observe qu’à la fin du Moyen Âge et se pose comme conséquence logique de la multiplication des échanges et de l’établissement, dans toute l’Europe, d’une diplomatie permanente de plus en plus performante. La cryptographie moderne, malgré l’établissement de systèmes plus complexes, demeure cependant d’un abord aisé, faisant appel à des procédés plus logiques qu’algorithmiques, notamment pour la première modernité. L’historien, fort de quelques connaissances théoriques en cryptographie, peut donc se saisir du sujet et redonner à la cryptographie sa place dans l’histoire politique et diplomatique de l’époque moderne.

L’histoire de la cryptographie demeure, à ce jour, à la marge des études modernistes. L’intérêt de cette dernière dans la pratique épistolaire diplomatique est reconnu, mais son fonctionnement et ses modalités d’écriture continuent d’être ignorés, en raison d’une confrontation trop superficielle aux sources et plus largement à la question du chiffre, souvent considéré comme procédé relativement exotique dans la lignée des encres sympathiques et autres tentatives de dissimulation textuelle. Seule la capacité à protéger l’information et à préserver le secret est évoquée. Si quelques études ont été menées sur le processus de chiffrement lui-même, elles embrassent l’ensemble de son histoire, avec une forte prédominance de l’époque contemporaine, et ne répondent guère aux besoins des historiens modernistes. Ce projet de recherche se propose donc de revenir aux sources de la diplomatie et plus largement de la correspondance politique en mettant en valeur un procédé de protection de l’information dont on connaît le nom et l’intérêt mais non le fonctionnement : le chiffrement.

Une grande partie des dépêches modernes ayant fait l’objet d’un chiffrement sont parvenues jusqu’à nous, accompagnées de leur déchiffrement (en marge, en inter-ligne ou sur un feuillet séparé) ; cependant si le report du déchiffrement est systématique pour toute dépêche passée par les bureaux d’un secrétaire d’État, cela l’est bien moins pour les correspondances privées ou pour les correspondances reçues par les agents, dans le cadre de leurs fonctions, pour lesquels l’impératif d’une lecture continue est moindre. Ces dépêches demeurent obscures pour le chercheur qui ne dispose pas des clés nécessaires, sinon pour décrypter directement, du moins pour accéder aux ressources qui lui permettraient de se livrer à cet indispensable déchiffrement (1). Pour certaines, les tables de chiffrement existent encore, il suffit de rendre plus accessible cette ressource existante et pourtant trop souvent oubliée.

Les tables de chiffrement, qui devaient pourtant être systématiquement détruites à la fin de chaque mission diplomatique, sont en effet régulièrement conservées par les agents, voire par les bureaux du secrétaire d’État. Ces tables ne se trouvent cependant que rarement dans le même fonds que les dépêches qu’elles ont permis de chiffrer (2). Plus encore, outre des appellations très variées («jargon», «chiffre», «clef», etc.), toutes les tables conservées ne sont pas identifiées dans le catalogue du département des Manuscrits occidentaux (3). L’identification des tables et de leur lien avec les dépêches est pourtant indispensable pour pouvoir en déchiffrer certaines et plus largement appréhender le fonctionnement précis de ces tables.

Au regard des autres institutions de conservation, les ressources cryptographiques de la Bibliothèque nationale de France sont d’une extraordinaire richesse, à la fois grâce aux collections d’érudits et à la conservation de l’ensemble des dépêches diplomatiques antérieures à 1626 (4). Alors que le centre des Archives diplomatiques ne fait état, dans ses inventaires, que de six tables de chiffrement, toutes réalisées au xviiie siècle, la base Archives et manuscrits, de la Bibliothèque nationale de France, permet d’en recenser plus d’une soixantaine, pour l’ensemble de l’époque moderne mais avec une proportion plus élevée pour les xvie et premier xviie siècles. Plus encore que l’histoire des collections, l’évolution de la pratique cryptographique explique ces différences de conservation : la première modernité s’attache à développer l’utilisation du chiffre et à en perfectionner le fonctionnement. En raison de cette réalité historique, de la nature des fonds conservés à la BnF et du temps alloué à ce projet dans le cadre de la bourse de recherche Mark Pigott, l’étude historique est limitée aux xvie et premier xviie siècles, donnant à voir l’essor progressif de la cryptographie dans les pratiques politiques et diplomatiques et sa transformation en science mathématique.

Les objectifs de ce projet sont donc multiples :

–     permettre la lecture d’un certain nombre de dépêches, voire de correspondance entières, restées inviolées à ce jour,

–     analyser les mécanismes du chiffrementdela premièremodernitéetleur évolution,

–     mettre en valeur un patrimoine archivistique disséminé mais moins fragmen-taire qu’il n’y paraît pour en renouveler les possibilités d’études.

Le projet se construit autour de trois grands axes de travail, préalables à l’ana-lyse, dont la réalisation ne se conçoit pas comme exclusivement linéaire, pour faciliter la mise en place les divers outils de valorisation, notamment la réalisation d’un guide méthodologique des sources cryptographiques, et la reconstruction de l’unité et logique de ces mêmes sources, dispersées dans les fonds de la BnF.

Une première identification des tables de chiffrement conservées sera réalisée grâce à la base Archives et manuscrits. Elle permettra surtout de distinguer les différents contextes de recours au chiffre – diplomatique, interne, militaire –, chaque type de tables ne faisant pas l’objet de la même profondeur d’étude, le projet étant initialement centré sur les sources diplomatiques. Ces autres tables seront utiles pour appréhender d’éventuelles différences dans l’utilisation du chiffre (simplification du procédé, fréquence d’utilisation, etc.). Il faudra ensuite identifier les tables non mentionnées dans le catalogue, grâce à une recherche systématique (5) dans les grandes séries de correspondances diplomatiques (fr. 3 500-fr. 5 000 ; fr. 15 000-fr. 18 000) ainsi que dans les collections d’érudits (notamment Cinq-Cent de Colbert et Clairambault) dont les modalités de constitution facilitent la conservation de ces pièces exceptionnelles (6). La première recherche consistera en la vérification, dans les manuscrits, des tables mentionnées, notamment des tables anonymes pour lesquelles certains éléments d’identification auraient pu être occultés. La seconde sera couplé à l’élaboration du guide méthodologique ainsi qu’au repérage de l’ensemble des correspondances diplomatiques conservées à la Bibliothèque nationale de France. Tous ces manuscrits n’auront pas à être consultés, nombreux étant ceux qui ne recèlent pas de correspondances, ou seulement des copies.

Pour retrouver l’unité originelle d’un fonds diplomatique et permettre le déchiffrement d’un certain nombre de dépêches, voire l’identification de tables anonymes, il faudra en effet associer chaque table de chiffrement à la correspondance initiale. Pour toutes les tables où l’utilisation est indiquée en titre ou au dos, le lien avec les correspondances sera aisé à effectuer et pourra se contenter d’une vérification rapide dans le fonds identifié lors de la première étape. Pour les tables anonymes, l’écriture et de la complexité du chiffrement permettent d’établir une première fourchette de date, précisée par le contexte général de constitution du manuscrit (par exemple : «relations entre la France et la Savoie»). Il faudra alors comparer les tables avec l’ensemble des dépêches dont le chiffrement pourrait avoir été dicté par ces tables. Il est néanmoins possible que toutes les tables ne puissent pas être identifiées, en raison de la conservation fragmentaire de la production épistolaire de la diplomatie française aux xvie et premier xviie siècles.

Il sera enfin nécessaire de reconstruire manuellement un certain nombre de tables pour des correspondances pour lesquelles nous disposons d’un déchiffre-ment (en interligne, en marge ou sur un feuillet séparé), mais pour lesquelles la table de chiffrement n’a pas été conservée. La reconstitution ex nihilo d’une table est fastidieuse, mais moins complexe qu’il n’y parait. La présence d’un déchiffre-ment sur quelques dépêches au moins est indispensable afin d’établir, à partir des connaissances dont on dispose déjà sur les mécanismes de chiffrement pour la période et le type d’usage, les correspondances entre caractères clairs et cryptogra-phiques. Une à deux semaines étant nécessaires pour reconstituer intégralement une table, le temps variant en fonction de la complexité du chiffrement (nombre d’abréviations notamment), ce travail sera réservé aux tables jugées particulière-ment représentatives d’une pratique particulière qui ne soit pas retranscrite dans les tables conservées. Il sera également mené pour les correspondances qui n’ont pas été entièrement déchiffrées.

Grâce aux sources cryptographiques collectées, voire reconstruites, il s’agira de poser, par ce projet de recherche, les premières bases nécessaires à l’étude, ultérieure, du mécanisme du chiffrement et son perfectionnement jusqu’à devenir une véritable science : renversement des fréquences (xvie siècle), système d’abréviations (début xviie siècle), rationalisation de la formation des caractères (passage de cryptogrammes complexes à des caractères latins et grecs légèrement modifiés puis à de simples combinaisons numériques à la fin du xviie siècle), standardisation de la mise en page des tables de chiffrement, etc. On pourra alors enfin observer l’évolution intellectuelle du chiffrement : multiplication du recours au chiffrement (étude des fréquences de séquences chiffrées sur l’ensemble de la correspondance et par dépêche), dichotomie entre la simplicité des procédés utilisés et ceux définis par les cryptographes théoriciens comme Blaise de Vigenère, variations entre les utilisations diplomatique, politique et militaire du chiffre. Ce travail d’analyse permettra de rendre enfin tangible l’adaptation des procédés de chiffrement au lieu de résidence et/ou au contexte politique et diplomatique (fréquence du chiffre-ment plus élevée en cas de conflit chez les diplomates, multiplication des tables de chiffrement dans la noblesse française en cas de troubles). Essentiellement centrée sur la première modernité, cette étude s’ouvrira cependant à la période ultérieure pour offrir des points de comparaison et une perspective plus large de l’évolution des procédés, notamment grâce aux autres tables conservés dans les fonds de la Bibliothèque nationale de France (7).

En l’absence de toute étude menée sur la pratique du chiffrement à l’époque moderne, ce projet de recherche cherchera à combler une lacune historiographique patente. Plus encore que pour l’histoire de la diplomatie, l’étude du chiffrement pour les correspondances non diplomatiques (militaires et nobiliaires essentiellement) demeure largement sous-représentée dans les études sur les pratiques épistolaires. Cette étude pourra donc permettre de redonner au chiffrement non-diplomatique la place qui lui est due et l’insérer dans l’histoire plus générale de la cryptographie. Enfin, ce projet s’efforcera de faciliter les recherches futures en rendant plus maniable le patrimoine cryptographique diplomatique de la Bibliothèque nationale de France. En identifiant clairement les grands ensembles de correspondance, en les classant et typant par chronologie et par zone géographique, en permettant le déchiffrement de dépêches non déchiffrées à ce jour, l’ensemble de ces sources pourra enfin faire l’objet de l’étude qu’elles méritent.

1. Ainsi les correspondances adressées par Henri IV à Philippe de Béthune, ambassadeur à Rome,entre 1602 et1603,conservées à la BnF dans les manuscrits français 3483-3485,ne sont, pour une grande partie,d’aucune utilité pour le chercheur,seul un tiers des dépêches ayant été déchiffrées en marge.

2. Ainsi, le chiffre de Jean Hotman se trouve dans le manuscrit français 4030 alors que ses dépêches chiffrées ont été conservées dans les manuscrits français 15924 à 15930.

3. Alors que le manuscrit français 4040 regorge d’une vingtaine de tables,le catalogue mentionne uniquement le manuscrit comme appartenant à l’ensemble des «Mémoires de Jacques Bongars».

4. À partir de 1626 et la réunification,et stabilisation,du secrétariat d’État des Affaires étrangères sous la houlette de Raymond Phélyppeaux d’Herbault,l’ensemble des pièces diploma-tiques ou presque est conservé aux Archives du ministère des Affaires étrangères.Avant cette date, les fonds conservés dans cette dernière institution, s’avèrent relativement pauvres, consistant généralement en des mémoires ou copies de correspondance.

5. L’attention se portera naturellement sur les manuscrits n’ayant pas fait l’objet d’une description pièce à pièce.De la même manière,on pourra exclure les copies de correspondance, le chiffrement des dépêches n’étant jamais reporté.

6. Voir par exemple Clairambault 360,fol.168,chiffre employé entre le roi et le landgrave de Hesse (1602) ou Cinq-Cents de Colbert 472,fol.347,chiffre de Michel de Castelnau lors de son ambassade en Angleterre (1575)1585).

7. Cf. notamment le manuscrit français 6204 qui recèle seize chiffres constitués à la fin du xviie et début du xviiie siècle.